L’odeur des émotions
Comme Symrise et Givaudan, Firmenich est également entrée dans la course aux algorithmes. La multinationale basée à Genève a ouvert à l’EPFL un laboratoire numérique, le D-Lab, dédié à l’intelligence artificielle au service de la création de fragrances et de goûts. «Cette transformation digitale est motivée par deux constats, relève Eric Saracchi, chef du département digital et information de Firmenich. D’abord, la fragmentation de notre marché et des demandes de nos clients. On reçoit toujours plus de briefs de différentes zones géographiques, chacune avec ses exigences, ses législations. Un être humain ne peut pas gérer une telle masse de données. Ensuite, il y a plus d’astronautes dans le monde que de créateurs d’arômes ou de parfums. La formation se fait sur des dizaines d’années, pour mémoriser des combinaisons de quelque 5000 odeurs. Avec si peu de ressources sur le marché, il nous faut trouver un autre moyen de créer.»
Parmi la masse gigantesque de données, l’IA intègre instantanément les changements de législation, comme l’interdiction d’une matière première, et peut proposer des essais de formules alternatives, facilitant considérablement le processus de création. Symrise et Firmenich assurent que l’idée n’est pas de remplacer les parfumeurs. «La création aura toujours besoin de l’homme, car les fragrances s’élaborent à partir d’émotions, assure Claire Viola. Le parfum est un tel activateur de mémoire. Cette dimension-là, la machine ne pourra jamais la comprendre.» L’intelligence artificielle relèverait donc, selon elle, davantage de la formulation augmentée que de la création augmentée.
Ce que confirme Odile Pelissier, vice-présidente création et développement en parfumerie chez Firmenich: «Nos parfumeurs ont des intuitions précieuses, à même de créer de nouveaux codes, de nouvelles familles, comme les gourmands dans les années 2000. Mais cette intuition a besoin d’être canalisée pour répondre de plus en plus vite aux demandes du marché selon une combinaison complexe de paramètres, notamment l’olfaction, le format, le dosage et la durabilité. L’IA nous aide par exemple à tendre vers notre objectif de devenir, d’ici à 2030, 99% biodégradable et 70% renouvelable, en évaluant les empreintes carbone et eau d’un futur parfum.»
Parfums sur mesure
L’autre force de l’IA est de pouvoir répondre facilement aux besoins d’adaptation culturelle sur chaque marché. Firmenich présentait l’an dernier les premiers soins pour le linge dont les odeurs ont été choisies spécifiquement pour le marché chinois, avec l’ambition de fournir une expérience émotionnelle appropriée à chaque consommateur. Les produits comprennent par exemple du yuzu, ingrédient chinois renommé, des notes féminines, fruitées et fleuries, très en vogue en Chine.
Enfin, l’assistance des algorithmes permet aussi de tendre vers le sur-mesure: «Il y a une course à la personnalisation dans la parfumerie aujourd’hui, confirme Odile Pelissier. On est en train de plancher sur la micronisation des 1500 matières premières d’un orgue de parfumeurs pour pouvoir, à terme, créer des boutiques de parfums sur mesure.» Autre application possible: en analysant la photographie d’un lieu aimé, l’intelligence artificielle déchiffrera les données olfactives suggérées par le paysage pour créer un parfum qui retranscrit cette scène en odeur.
Ils ne mettront pas fin au métier de nez, mais les algorithmes pourraient bien contribuer à créer une parfumerie à deux vitesses: celle des maîtres parfumeurs pour les fragrances haut de gamme et celle des ordinateurs pour les parfums de masse.
Article source : L’intelligence artificielle exerce son nez Publié sur Le Temps le 15 août 2021 par Emilie Veillon