L’algorithme d’apprentissage automatique que Luke Farritor a mis au point a permis de détecter des lettres grecques sur plusieurs lignes d’un des rouleaux de l’immense bibliothèque et de lire pour la toute première fois un mot entier : πορϕυρας (porphyras), qui signifie « pourpre ». Un pas de géant qui pourrait permettre d’enfin accéder aux centaines de textes de la seule bibliothèque intacte de l’Antiquité gréco-romaine parvenue jusqu’à nous.
Le « défi du Vésuve »
L’avancée a été annoncée jeudi 12 octobre 2023 lors d’une conférence de presse organisée à l’université du Kentucky et retransmise en direct sur le net. « Quand j’ai vu ces lettres, j’ai complètement paniqué. J’ai failli tomber à la renverse et pleurer », s’est ému Luke Farritor au micro. À ses côtés était présent le professeur Brent Seales, célèbre pour avoir « lu », après l’avoir reconstitué numériquement, un des manuscrits hébreux d’Ein Gedi (Israël) vieux de 1.700 ans. Ce dernier travaille d’arrache-pied depuis plus de vingt ans au développement de techniques non invasives de déchiffrage. C’est aussi lui qui, il y a quelques mois, a lancé le Vesuvius Challenge ou le « défi du Vésuve », une série de prix dont le principal, d’un montant de 700.000 dollars, récompense la lecture d’au moins quatre passages d’un parchemin roulé.
Luke Farritor, premier lauréat en date, a ainsi remporté le prix des « premières lettres », d’un montant de 40.000 dollars, pour avoir déchiffré plus de 10 caractères dans une zone de 4 centimètres carrés de papyrus. Youssef Nader, étudiant diplômé de l’université libre de Berlin et arrivé à la seconde place, a reçu de son côté 10.000 dollars.
Identifier les changements de texture
Pour comprendre comment le jeune informaticien a procédé, il faut d’abord revenir sur l’énorme travail accompli par Brent Seales au cours de ces deux dernières décennies. Le chercheur et son équipe ont passé des années à mettre au point des méthodes permettant de « dérouler virtuellement » les couches extrêmement fines des rouleaux. En 2016, ils annoncent être parvenus à lire l’un des rouleaux carbonisés d’Ein Gedi grâce à la tomodensitométrie à rayons X. À sa surface, des sections du Livre du Lévitique (que l’on retrouve dans la Torah juive et dans l’Ancien Testament chrétien) écrites au 3e ou 4e siècle de notre ère.
Mais l’encre du rouleau d’En-Gedi présente un avantage sur celle des rouleaux d’Herculanum : elle contient du métal et brille donc fortement sur les tomodensitogrammes. Là où celle d’Herculanum, elle, est quasi invisible. À base de charbon de bois et d’eau, elle ne crée aucune différence de luminosité avec le papyrus sur lequel elle repose.
Brent Seales se rend néanmoins compte que même sans ce contraste, les tomodensitogrammes peuvent capturer de minuscules différences de texture permettant de distinguer les zones de papyrus enduites d’encre. Il entraîne alors un réseau neuronal artificiel à distinguer des lettres dans des images radiographiques de fragments dépliés. Mais le travail à accomplir restant colossal, il finit par lancer le Vesuvius Challenge dans l’espoir d’accélérer les choses.
En juin 2023, l’équipe de Seales a sans le savoir donné elle-même le plus grand coup d’accélérateur en publiant de nouvelles images de rouleaux aplanis pour compléter le matériel à disposition des concurrents. Parmi ces images, un scan où les différences de textures étaient plus prononcées qu’ailleurs, au point d’être visible à l’œil nu. Lorsqu’il découvre l’image, Luke Farritor, déjà lancé dans le défi, la soumet depuis son smartphone à l’algorithme qu’il a développé. À peine une heure plus tard, il voit s’afficher cinq lettres à l’écran. Il ne lui faudra ensuite que quelques jours pour identifier les dix lettres requises dans le cadre du challenge.
Figés dans la Villa des Papyrus
Ces centaines de papyrus carbonisés – au nombre de 600 à 700 –, ont été sans doute réunis par le philosophe Philodème de Gadara, auteur lui-même de nombreux livres d’éthique. Ils ont été exhumés entre 1752 et 1754 d’une villa appartenant à Calpurnius Pison Caesoninus, le beau-père de Jules César, et appelée depuis « Villa des Papyrus ». Cette somptueuse demeure patricienne avait été totalement ensevelie sous des torrents de boue et de lave descendus du Vésuve. Cuits par la chaleur des coulées destructrices à plus de 320°C, ces rouleaux végétaux n’ont cependant pas été calcinés puisqu’ils n’ont jamais été au contact des flammes. Une chance que les chercheurs tentent depuis longtemps d’exploiter.
Depuis leur découverte, de multiples tentatives de lecture ont eu lieu. Une machine à dérouler les papyrus avait même été inventée au 18e siècle par un spécialiste des miniatures du Vatican du nom d’Antonio Piaggio. Malheureusement, et encore récemment, divers essais d’écorçage ont fait « exploser » en centaines de fragments certains de ces inestimables trésors, les mutilant ou les détruisant à jamais.
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