Sur une photo d’origine en noir et blanc, un jeune homme en t-shirt debout devant un mur, les mains croisées derrière le dos, pose pour le photographe, on lit sur son visage l’absence totale de contrôle sur ce qui lui arrive. Sur l’image retouchée, ce même homme sourit au photographe comme si le cliché avait été pris au cours d’une visite entre amis sur un site remarquable. L’image est en couleurs, très actuelles, trop actuelles, et contredit radicalement le contexte dans lequel la photo a été prise : le camp de la prison S-21 de Phnom Penh au Cambodge, un site emblématique des pratiques de tortures et de détention des Khmers rouges entre 1975 et 1979. Cette photo originelle, tirée des archives du musée du génocide de Tuol Sleng, fait partie, dans sa version transformée, d’une série de l’artiste irlandais Matt Loughrey publiée sur le site d’information Vice au début du mois d’avril.
Cette manipulation indélicate d’une archive photographique a fait scandale, l’article et ses images ont été retirées du site. Sans aller jusqu’à faire sourire les visages de victimes de crimes de masse, la colorisation des images d’archives fait débat depuis une vingtaine d’années. Pour les défenseurs du procédé cela permet d’accéder plus facilement à l’histoire qu’elles évoquent en rendant sa représentation plus présente, plus actuelle, en les rendant plus sensibles aux yeux des spectateurs du XXIe siècle. Des intentions en accord avec le site Web de Matt Loughrey, où l’on peut lire que la colorisation, et ce qu’il appelle la « restauration de photos », offrent l’occasion de « sauver » les collections des musées, de « mettre à niveau et de réinventer l’expérience du visiteur ».
Alors que les documentaires d’histoire élaborés à partir d’images colorisées devenaient la norme sur les chaînes de télévision et les plateformes, les historiennes et les historiens dénonçaient leur artificialité avec en point d’orgue un débat très vif autour de la série Apocalypse diffusée par France Télévision depuis 2009 qui propose de couvrir le XXe siècle de la Première guerre mondiale à la guerre froide, une fresque documentaire élaborée exclusivement à partir d’images d’archives colorisées et d’un commentaire lu par Mathieu Kassovitz. L’historien du cinéma Laurent Véray exprimait dès 2012 sa gêne : Jusque-là c’était l’authenticité des archives présentées qui les valorisait aux yeux du spectateur, désormais c’était leur spectacularisation. La nouvelle était excellente : les documentaires d’histoire rencontraient un fervent succès auprès d’un public plus jeune, mais à quel prix ? En les rapprochant esthétiquement du commun du spectacle audiovisuel de notre temps, on effaçait l’identité de ces images et avec elle le passé qui les avait produites en voulant établir « à tout prix d’un lien de proximité simpliste entre hier et aujourd’hui, notamment en conformant les images qui subsistent aux modalités de la perception actuelle ». Une manipulation des images qui rendait ces documentaires « irregardables » selon le philosophe George Didi-Huberman, pour qui « en mettre plein les yeux : c’est le contraire exactement de donner à voir ».
Article source : Les couleurs de l’histoire Publié sur France Culture la 20 avril 2021
NDLR : Toujours prendre du recul…